Basa Ahaide : une réflexion d’artiste sur la relation entre chant et espace.

par Jennifer Bonn

“Dans l’obscurité, seul le vent, léger, annonce la présence des arbres autour, les bruissements des feuilles, la plainte d’un tronc qui s’incline. Puis les craquements de quelques brindilles, le mouvement d’un animal au loin, les ailes d’un oiseau qui s’envole.

 

Un silence qui n’en est pas un, qui aiguise l’écoute devant l’impuissance de la vision. A force de tendre l’oreille on a l’impression de distinguer des notes lointaines, sous le son de l’air, courants d’orchestre remontant des profondeurs de la terre. L’air est épais d’une brume humide, un fond gris et mouvant que l’oeil, s’adaptant à la nuit, commence à peine à distinguer. Une obscurité palpable qui tourbillonne, brassée par des mains invisibles qui tracent les courants de brume, gris sur noir, sans que nous puissions reconnaître plus que des formes vagues, le corps des arbres les plus proches. La végétation crépite et soupire comme si la terre se soulevait doucement, respiration de roche et de racine.

 

Un oiseau ose un cri isolé, peut-être voit-il depuis le haut de l’arbre l’horizon à l’est qui luit. En effet, la brume s’est faite plus claire, et ce soupçon de lumière suffit pour qu’une figure se dessine, tache opaque et immobile d’un corps d’homme parmi les arbres. Seul son regard apparait clairement, absorbant l’arrivée de l’aube dans son reflet humide. L’homme qui est là respire à peine, ouvre grand les yeux, silencieusement écoute.

 

La brume semble absorber les premières lueurs du jour, elle passe d’un gris sombre à un gris clair et puis au blanc, détachant les arbres de l’obscurité tout en les enveloppant. Les oiseaux prennent courage, se répondent, s’élancent dans les cimes des hêtres qui se dessinent à traits flous contre le ciel. L’homme suit des yeux et des oreilles l’éveil des
sons, il avance doucement, sondant avec son corps les contours de la forêt. Chaque pas envoie une onde sonore à la ronde, drôlement bruyante, la tension élastique et grave du tapis de feuilles profond sous l’effritement de la première couche plus sèche, le coup de feu d’une branche qui cède, qui se brise. Un fond plus grave encore monte à mesure que l’homme s’approche de la clarté qui marque la lisière de la forêt, signalant l’ouverture du vide, la voix du gouffre que les arbres et la brume étouffaient. L’homme sursaute à la détente soudaine d’un cerf qui s’enfuit vers le haut, roulement de sabots frappant la terre de tout leur poids, s’éloignant vers les sommets. Puis il avance de nouveau et passe le seuil des arbres au moment même où le soleil entre d’un pas majestueux par dessus les crêtes de la haute montagne, révélant le bord d’un abîme taillé dans la roche. Ici, l’homme ancre son poids comme un vieil arbre enlaçant la pierre. Les premiers rayons percent la brume et dévoilent les milliers de gouttelettes en diamant tissées ensemble dans l’air et drapant la forêt d’éclats de lumière. Tous les vivants retiennent un instant leur souffle, puis inspirent à pleins poumons, un soupçon aérien
d’accord triomphant résonne sous le réveil soudain des insectes, des oiseaux, du vent.

 

L’épaisseur de la brume se dissipe dans la transparence de la rosée. La couleur est advenue, on ne sait pas à quel moment. Les parois nus du gouffre semblent vibrer, et la nuit disparait, comme avalée par ce vide. Un premier bruissement d’ailes sombres surgit d’en bas, abrupte aimant engageant pleinement l’attention de l’homme. Comme une ombre arrachée des profondeurs de la pierre le premier chocard apparait, une silhouette noire qui se pose sur une branche de sorbier, juste en face du vieil homme. Leurs regards se rencontrent, et tiennent un instant qui semble s’étirer et ralentir. L’affirmation silencieuse d’un accord sans parole. Mais le cri liquide d’un deuxième chocard brise cette communion étrange et le bruissement de nouveaux ailes balaie l’oiseau vers le vol de ses confrères qui tournent et montent du gouffre comme les restes de la nuit dispersés par une rafale montagnarde.

 

Les chocards décrivent des cercles en prenant de la hauteur, tourbillonnent et s’interpellent, et dans le coeur de l’homme un désir apparaît, de les suivre vers le ciel, de les rejoindre dans leur jeu. Pour ce corps sans ailes il n’y a qu’un seul moyen d’emprunter le chemin sinueuse tracé par le vol des chocards. Nous entrons dans le chant, le basa ahaide, le chant sauvage. La voix s’élève, s’offre à la montagne qui domine le fond de l’air, saisit la queue du vol et commence son ascension.

 

La masse rocheuse réfléchit la lumière du soleil sur les arbres encore dans l’ombre ainsi que le son du chant qui emplit le bleu éclatant du ciel. Les mouvements qui traversent le paysage, la lente et liquide arrivée de la lumière, les gestes étincelles des gouttes et des feuilles, des oiseaux et des insectes, semblent répondre au mouvement de la voix, de
l’onde sonore qui brouille les limites de ce corps d’homme devenu lui aussi paysage, ce même paysage.

 

Le chant se met à croître, des notes graves dans le ventre de l’homme vers les sonorités plus rondes qui caressent les parois de sa poitrine, remplissant chaque poche vide de son, étirant le territoire interne du corps pour arrondir ses contours. Les notes montent, remplissent la gorge et débordent dans le crâne qui vibre et amplifie l’onde sonore, et qui
finit par percer le ciel. Où est la voix maintenant ? Elle semble chanter quelque part au dessus de la tête de l’homme, n’appartient plus seulement à lui mais aussi au paysage, accord devenu corde nouant les deux ensemble, ne tenant plus compte de ces frontières que le son ignore.

 

Le chant finit sans finir, sa résonance demeure et il se peut que la voix continue loin au dessus des pics, tournant avec les chocards. Le vieil homme revient lentement à lui. Combien de temps est passé ? Son regard rencontre celui du paysage. L’affirmation silencieuse d’un accord sans parole.

 

Après un long moment, le vieil homme se retourne et amorce la descente.”

 

Peut-être que je m’aventure dans un territoire sensible. Je ne suis pas basque. Je ne suis pas chanteuse. Je ne suis ni musicologue, ni anthropologue, ni philosophe. Je suis une plasticienne qui porte son regard sur l’écoute, une cinéaste qui travaille à partir d’une bande son, une montagnarde qui réfléchit sur la circulation de l’air.
Le chant traditionnel basque, sans parole, appelé basa ahaide, au cours duquel le chanteur par sa voix se transforme en oiseau, est bien plus qu’une belle et étrange mélodie chantée dans les communautés de montagne de la province de la Soule au Pays basque. C’est l’expression d’une relation profonde et vitale reliant les Basques à leur terre, l’expression des échanges complexes qui ont lieu entre humains et non-humains, l’expression de comment ces liens et ces rencontres entrent dans la construction d’identités sociales et culturelles dans cette région des Pyrénées. Le chant participe à forger, nourrir et soigner ces relations vitales, à maintenir une attention à leur égard, et à renouveler de manière frappante et concrète, malgré la nature intangible du son, la compréhension qu’a chaque personne de sa place dans le lieu qu’elle habite.
Je crois que le chant est une belle synthèse des valeurs fondamentaux d’une communauté. C’est aussi un outil puissant pour aiguiser une conscience de ces mêmes valeurs. Il se peut que nous n’ayons plus accès à ces outils, ou que nous ayons oublié comment les utiliser pour autre chose que le divertissement. Mon travail d’artiste, de cinéaste et de montagnarde est d’éclairer le processus complexe impliqué dans l’acte de chanter tel qu’il est vécu par des communautés traditionnelles, au travers d’exemples de chants particuliers dans des contextes spécifiques, recréés et amplifié par d’autres outils puissants : l’image, le son, le mouvement, le corps.

Mais tout cela commence par un basa ahaide. Ou plus précisément, par l’acte de chanter un basa ahaide.

La plupart du temps, basa ahaide se traduit par “chant sauvage”. Mais basa est sauvage dans le sens de l’indompté, du “non-civilisé”, il est la forêt ou la montagne où rodent le loup et l’ours, où habitent les esprits invisibles, où l’avalanche, le glissement de terrain, la tempête menacent, où l’homme est vulnérable. Il est l’opposé du village, sécurisant et sous contrôle humain, la Nature telle qu’elle a commencé à se séparer de l’homme, quand les premières cités ont érigé les premiers remparts.

Entrer dans le basa c’est donc passer un seuil, c’est prendre un risque. C’est abandonner quelque chose de son “humanité”, quitter l’humain pour rejoindre le terrien comme dirait Bruno Latour, et réaffirmer des liens avec un parent plus ancien, plus enfoui. C’est accepter l’imprévisible et s’approcher de l’inconnu, c’est faire confiance à son corps, c’est écouter le cerveau du ventre plutôt que celui de la tête. C’est lâcher prise sur le contrôle pour permettre un effacement de frontières, pour laisser le corps se fondre dans le monde.

Le basa ahaide n’est pas une ode à la Nature vue de loin. Il est le moyen de récréer une continuité entre un individu et son environnement. En ce sens il est une métamorphose qui ne s’achève pas, un processus d’ouverture des formes qui ne se referment jamais complètement dans une forme nouvelle bien définie, bien qu’au retour du voyage la forme
originelle du chanteur retienne les traces de ce processus.

Pour chanter un basa ahaide, le chanteur doit être prêt, même “chaud” comme disent les anciens. Le basa ahaide est une affaire joyeuse, mais pas légère. C’est un engagement séparation plus ou moins stricte selon les cultures, envers la montagne, un précieux cadeau qui lui est offert, et une demande, d’avoir la chance de voler. La chanson est l’occasion de prendre le temps d’absorber l’environnement, de charger le corps de son énergie, de devenir sensible à l’air qui circule
entre l’intérieur et l’extérieur. Et de choisir un passeur temporaire, un oiseau capable de s’envoler sur les courants de montagne, un chocard, un aigle, un faucon, un passeur qui accepte de transporter ce chanteur-voyageur.

Le basa ahaide est un flux vertical et tourbillonnant ancré dans la roche de la montagne et faisant son ascension vers l’air raréfié au-dessus des sommets. La cage thoracique s’ouvre et se remplit jusqu’à sa capacité maximale, puis se vide, entièrement. La respiration est profonde et fluide mais extrême, poussant doucement les limites des poumons.
Le chanteur aiguise sa perception et de son propre corps, et de son environnement, et cela d’une manière très extensive. Il va bien au-delà de ce que ses cinq sens peuvent physiquement recevoir, puisque cette extension s’accompagne d’un imaginaire qui sonde ciel et terre jusqu’à leur signification profonde de centres de puissance et de création.
Cette connexion affecte très concrètement l’état du corps de la personne qui dirige son attention ainsi, et qui tire ou alimente son énergie de ces centres éloignés, créant à la fois mouvement et stabilité.

Le basa ahaide commence bas, explorant les tonalités graves de la voix qui résonne dans le torse, et puis, petit à petit, monte pour rejoindre les notes plus aigües, poussant la voix vers les cavités de la tête. Cependant, le chanteur ne passe jamais en voix de tête, et la tension créée en forçant la voix de poitrine à entrer dans le territoire du crâne est ce qui crée le son perçant caractéristique du basa ahaide, une voix qui porte haut et loin dans un jeu de reflets avec les contours de la montagne, jusqu’à ce qu’elle semble se libérer des contraintes du corps pour voler avec les oiseaux qu’elle tente de suivre.
La voix ouvre un canal de communication à double sens avec l’environnement. Le chanteur reçoit son propre chant au même temps qu’il le produit, il peut écouter de l’intérieur mais aussi de l’extérieur, et noter les particularités de l’espace dans lequel il se trouve par les résonances particulières produites par les surfaces et les ouvertures qui l’entourent, les messages que lui envoie son environnement. Ce qu’il reçoit, il ne le reçoit que parce qu’il produit, ce qui fait de la voix un exemple frappant de ce que James Gibson décrit quand il dit que la perception est un acte et non un réflexe5, qui engage le corps dans un mouvement à travers l’espace, et non seulement le cerveau en récepteur et
interprète.

Le basa ahaide n’a pas de paroles. Les basa ahaide auxquels on a rajouté des paroles ne s’appellent plus basa ahaide. Ici, la communication est d’une autre nature. Ce qui est échangé et compris a lieu sur une strate sous les mots, au-delà de leur portée, car les mots mettent de la distance entre le sujet et l’expérience, et le basa ahaide est immédiat.
A qui s’adresse ce chant ? La tradition ancienne au Pays basque embrassait l’idée que l’intelligence était présente chez le non-humain, que ce soit chez les déités, les arbres et les animaux, les sources et rivières, les tempêtes et les tremblements de terre. Une intelligence parfaitement capable de comprendre l’intention humaine, de prendre note de l’action des hommes, et de réagir à leur conduite. Le monde s’exprimait en continu, produisant du sens qu’un humain attentif pouvait déchiffrer. Ce savoir à moitié enterré persiste encore, bien qu’aujourd’hui il ne sert que comme terreau pour un imaginaire
collectif.

Les oiseaux, dans l’imaginaire basque, sont d’une signification spéciale, ils sont des messagers entre amants ou bien les amants eux-mêmes métamorphosés, ils révèlent la fragilité de la liberté et font preuve d’une patiente mais agile résistance qui a trouvé écho dans l’attachement des Basques à leur culture et à leur langue.

Pas surprenant alors que le basa ahaide choisit un guide ailé. Mais la chanson lie et relie dans un sens plus large, au-delà du mouvement deleuzien d’un devenir-oiseau, pour inclure tous les éléments qui composent le paysage. La notion du paysage doit ici prendre un sens nouveau, car les frontières inhérentes à l’idée du paysage, séparant et mettant de la distance entre observateur et observé, sont précisément celles que le basa ahaide abolit.

Ce devenir-perméable au paysage n’est pas un processus imaginaire. Le son pénètre, la voix commence à l’intérieur du corps et finit en dehors de lui et au loin, après avoir traversé ou été réfléchi par des substances innombrables, vivantes ou inertes. Il revient à sa source transformé par son voyage, résonant dans les oreilles de celui qui écoute avec une mine d’informations collectées sur son chemin. La chanson est un tout, chaque note liée à la précédente et à la suivante, bouclant le chant et l’écoute dans un cycle ininterrompu. Le chant est une extension du corps dans l’espace, et l’écoute est une extension de l’espace dans le corps. Comme ces deux pôles sont actifs simultanément, le chanteur se trouve sur le seuil entre lui-même et l’environnement, ni seulement en lui ni seulement hors de lui, mais les deux à la fois. Cela donne parfois l’impression que sa voix se trouve à l’extérieur de son corps, en suspension quelque part au-dessus de sa tête.

Mais que ce soit clair, ceci n’est pas un retour sentimental à la Nature, une idéalisation lyrique de l’harmonie dans une sorte de jardin d’Eden retrouvé. Il s’agit d’une conversation, même d’une négociation, du renouvellement d’un pacte. C’est le temps nécessaire pour apprendre à connaître le monde, comme on apprend à connaitre les gens en les rencontrant, en passant du temps avec eux.
Mais comme Isabelle Stengers nous le rappelle dans son livre Au temps des catastrophes, cette relation avec la terre n’a rien de stable, et il ne faut pas se leurrer, notre environnement n’est pas une mère nourricière prête à nous pardonner nos erreurs.
Au contraire, ce n’est pas parce qu’il y a interdépendance qu’il y a amour et harmonie. Ce qui est bien pour l’humain n’est pas toujours bien pour les autres vivants, et le contraire et tout aussi vrai, nous sommes donc en négociation permanente avec ce qui nous entoure.
En ce sens, le basa ahaide est un rééquilibrage et un hommage, mais aussi une assertion et une séduction : il négocie la place de l’homme au sein de la nature.
L’émotion joue un rôle essentiel dans cette négociation. Comme nous le rappelle Arne Naess dans son livre Écologie, communauté et style de vie, l’émotion n’est pas un superflu qu’il faudrait écarter de tout débat dit « réaliste » ou « sérieux » pour pouvoir prendre des décisions. Au contraire, l’émotion et l’intuition sont la base même de tout positionnement et de toute action politiques. Le chant, ainsi que d’autres pratiques artistiques, n’ont jamais hésité à melanger émotion et politique, et le basa ahaide est en ce sens un vecteur de prise de conscience et de prise de position.

Stengers parle, reprenant Deleuze, d’un devenir-sensible10, processus urgent quand on considère le désastre écologique préparé par l’homme dans son utilisation anthropocentrique de la planète, désastre aujourd’hui capable de nous mener littéralement à la fin du monde.

Le basa ahaide exprime ce devenir-sensible, et le nourrit. Il le fait depuis bien longtemps déjà, dans son langage propre. Depuis exactement combien de temps est impossible à dire, vu que ce chant acapella sans paroles chanté par les bergers en montagne, dont la mélodie sinueuse semble improvisée (elle ne l’est pas), n’a pas été écrit comme partition musicale, mais transmis comme tradition orale. Mais n’importe qui vous dira que c’est une forme très ancienne, malgré le manque de preuve qu’il existait avant l’avènement de l’enregistrement. Car c’est cette vérité-là qui persiste dans l’imaginaire collectif des Basques, c’est comme ça que le basa ahaide a survécu de génération en génération.

Que cela puisse être prouvé ou non est finalement sans importance, puisque le basa ahaide joue son rôle dans la tradition contemporaine basque basé sur cet identité constamment réaffirmé et renouvelé en tant que vérité praticable et pratiquée. Comme le travail de James C. Scott l’a souligné11, les histoires non-écrites des communautés traditionnelles ont cet avantage de pouvoir être ajustées pour mieux servir le fonctionnement d’une communauté vivante, comme une manière de sonder l’opinion publique et d’influencer avec douceur l’organisation sociale en réponse à l’actuelle distribution de croyances, et non pas en référence à un absolu sous forme d’un texte incontestable et dépassé. L’histoire orale est un outil qui est toujours à la pointe.

Chanter un basa ahaide aujourd’hui n’est donc pas un retour en arrière. C’est la reprise d’une fonction ancienne, celle précisément qui incite chacun de nous à réfléchir sur sa manière d’être-dans-le-monde, à reconnaitre le lieu qu’il habite comme étant son lieu, non pas dans le sens de la propriété, mais dans le sens de l’appartenance.

La reprise ne veut pas forcément dire qu’il faudrait inventer un nouveau basa ahaide.

Chanter un basa ahaide que d’autres ont chanté, c’est étendre ce désir d’appartenance non seulement à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Cependant, chaque nouveau chanteur apporte sa touche personnelle à la chanson, nuance à sa manière le rythme élastique du basa ahaide, le glissement d’une note à l’autre, la dynamique de l’ascension, et cela empêche le chant de devenir une répétition rigide. Comme Edouard Glissant l’a si bien compris, la répétition fait partie du processus d’apprendre à connaître par les variations infinies que chaque nouvelle représentation propose.

De la même manière que le basa ahaide tisse l’existence du chanteur dans les mailles du paysage, il le lie aussi à la chanson même, et aux chanteurs qui sont passés avant lui. Quelques unes de ces figures sont devenues légende, et les performances exceptionnelles s’inscrivent dans la mémoire et sont transmises. Mais elles sont toujours enracinées dans les innombrables voix des anonymes pour qui le basa ahaide a été ou est une communion solitaire.

En tant qu’artiste, en tant que cinéaste, en tant que montagnarde, je m’intéresse à ce qui ne peut pas être prouvé scientifiquement, mais qui peut être vérifié sensiblement, par l’expérience de la reproduction et de la reprise d’une pratique ancienne, par l’expression d’un imaginaire collectif qui surgit à travers une multitude de corps humains. Je m’intéresse à l’ajustement des histoires non-écrites pour mieux servir des communautés vivantes. Cela veut dire éclairer la pleine complexité de l’acte de chanter, d’éclairer par les mots, mais aussi par le mouvement, le corps, le son et l’image. Cela veut dire embrasser le fait qu’il existe des savoirs pour lesquels les mots ne suffisent pas.

Donna Haraway, dans son livre Staying with the trouble13, insiste sur l’importance du choix des histoires avec lesquelles on raconte d’autres histoires, des pensées avec lesquelles on pense d’autres pensées, les perspectives avec lesquelles on aborde d’autres perspectives. L’image, le son et la pratique du chant, autant que l’écriture, sont des choix qui change la manière dont on raconte, mais aussi la manière dont on comprend, et ce que l’on comprend. Ces langages sont complémentaires mais ne se superposent dans ce qu’ils transmettent que partiellement.

Aujourd’hui je partage avec vous cette écriture, ce récit. Mais plus tard je pourrai partager un film, et aussi des ateliers de chant, pour poursuivre cette recherche sensible, pour partager autrement une pensée. Et aussi pour étendre cette résonance, pour porter le chant plus loin que son contexte natif, tout en essayant d’amener avec le chant ce
contexte, par l’image, par le son, par le récit.

Le basa ahaide est un travail sur l’attention, sur une perception active, sur un devenir sensible. Le basa ahaide crée des ponts, entre humains, entre humains et non-humains, entre un corps et son lieu. L’art est un créateur de ponts par excellence, et la recherche artistique a peut-être pour but de construire des ponts vers des rives plus éloignées, pour permettre à de lointains parents de se joindre à la conversation, pour étendre la réflexion à d’autres échelles.

Le basa ahaide est bien plus qu’un prétexte à cette réflexion. C’est l’implémentation concrète d’un savoir-faire qui forge, nourrit, et soigne une structure sensible qui connecte les humains à l’endroit où ils habitent. Lien qui aujourd’hui, à tant d’endroits, est defait, ou détérioré, et que le basa ahaide nous apprend à reconsidérer pour potentiellement le refaire.

 

Jennifer Bonn